À Philippe Rège.
Même ceux qui rejetaient la chose religieuse ne parvenaient pas à le détester. Car Jacques Dufilho était avant tout un homme de foi et toute foi est respectable. Foi en Dieu d’abord, bien sûr – le Dieu des chrétiens, qu’il avait fréquenté très tôt, durant son enfance à Bègles, à Bordeaux, à Mirande. Foi en son métier ensuite – un métier dont il parlait avec force comparaisons et métaphores religieuses.
S’il était impossible de condamner ce personnage hors du Temps, c’est aussi qu’il mettait cartes sur table, avec la plus grande des sincérités (« Je suis ceci… voilà pourquoi »). Qu’était-il donc ? Un individu qui, dès son plus jeune âge, avait ressenti le désir de s’élever au-dessus de la condition humaine ordinaire ; une vie bassement terrestre était impuissante à le combler ; aussi éprouvait-il la nécessité d’entrer en communion avec le divin. D’où ses prières quotidiennes, avec ou sans chapelet. « Je préfère regarder Dieu que la télévision », disait-il.
Certes, Jacques Dufilho privilégiait, à la liturgie post-conciliaire, les messes en latin et la fréquentation de Saint-Nicolas-du-Chardonnet. Mais ici encore, le « voilà pourquoi » fonctionne pleinement : cette Eglise nouvelle, qui a pactisé avec le siècle pour tenter de recouvrer un prestige et une influence spirituelle perdus, pouvait-t-elle satisfaire le Gascon, un temps tenté par la vie monastique ? L’auteur de La route de Compostelle n’était pas de ces Temps, à peine de ce monde, et, d’ailleurs, il le disait clairement lui-même : « Je suis un homme d’ailleurs ».
L’influence de la spiritualité, on la trouve chez lui en toute chose, certes. Mais plus particulièrement dans le travail de la terre et dans sa vocation de comédien de théâtre. Ainsi comparait-il le travail de l’agriculteur à la prière (« On y est souvent agenouillé et les plantes semées s’élèvent dans le ciel comme des cierges ») et faisait-il, par exemple, intervenir la Providence dès lors qu’il s’agissait d’évoquer le fruit de son travail de comédien : « On ne sait jamais ce que ça va donner. Ça marche si Dieu le veut ». Son travail de comédien que, du reste, Dufilho mit au service d’auteurs prestigieux tels que Jacques Audiberti, Jean Anouilh, Marcel Aymé, Harold Pinter, tant d’autres encore qui surent lui rendre l’admiration qu’il leur portait (oublions, égarés au milieu de la centaine de films dans lesquels il joua, les nanars dont les cachets permirent la réfection de la ferme de Ponsampère, ancienne abbaye des trappistes datant du XIIe siècle, propriété des cisterciens, et la restauration du château de Bouvées, situé près de Mauvezin).
Comment résister à la tentation de citer quelques bribes d’un article nécrologique paru dans un journal idéologiquement très éloigné des opinions de Jacques Dufilho, L’Humanité ? Après avoir, dans son incipit, présenté comme il se doit le « monarchiste, catholique et traditionaliste » (tout article sur le Gascon relevait de cette même lourdeur), le journaliste évoquait alors (engagement progressiste oblige) le « conservateur hostile à la gauche, pestant contre les tracteurs et le modernisme », avant de parachever en ces termes le portrait du comédien-paysan : « Un homme à ce point détestable que, quelque part, on l’aimait bien ».
Article éminemment révélateur des sentiments que pouvait inspirer le Gascon à tout esprit un tantinet déverrouillé, émancipé de l’air du temps et de la pensée dominante.
Merci pour votre dédicace. Ce beau portrait de Jacques Dufilho témoigne d’une grande honnêteté intellectuelle, qualité fort rare de nos jours. Je ne saurais trop recommander aux visiteurs de ce blog la lecture de vos livres qui sont ceux d’un homme peu enclin à se laisser intimider par les Fouquier-Tinville du moment. Pour en revenir à Jacques Dufilho, vous avez parfaitement saisi et restitué la richesse spirituelle et la complexité de cet être exceptionnel lui aussi « émancipé de l’air du temps ». Quant à son talent d’acteur, il suffit de voir ou revoir MILADY, adaptation de l’œuvre de Paul Morand par François Leterrier disponible depuis peu en DVD, pour en prendre toute la mesure.
Philippe Rège
Jacques Dufilho était un comédien qui excella surtout au théâtre car il semblait habité par le rôle qu’il interprétait de sa voix profonde dont la tessiture suggérait le mystère voire le mystique. Le portrait de Raymond Espinose situe parfaitement le personnage et, en écho à celui-ci, je veux évoquer son frère André, médecin de campagne à une époque où le cheval était le moyen de déplacement du docteur. Je recommande d’ailleurs la lecture des deux principaux ouvrages de cet homme passionné par son métier, » Docteur, un cheval vous attend » et » la dernière visite » .
En fait, si Jacques et André ont en commun une éducation chrétienne, ils n’en feront pas le même usage dans leurs carrières respectives. En effet, Jacques affichait ouvertement sa foi tout en donnant l’impression d’être hors du temps, quasiment au-delà, tandis qu’André la pratiquait dans son métier au service des malades et des pauvres comme un véritable sacerdoce. Les pages qu’il a écrites témoignent de cet engagement, de son sens des responsabilités vis à vis de ces foyers isolés, de son angoisse lorsqu’il s’égare dans ces vallons enneigés alors qu’un malade attend sa visite. André était non seulement un médecin du corps mais par son humanité, sa compassion, sa générosité, il était aussi un médecin de l’âme.
Si Jacques pratiquait sa foi et priait Dieu de manière académique tel un docteur de l’Église, André œuvrait pour le bien des hommes de manière concrète en tant que docteur en médecine.
Opportun et judicieux rappel, cher Francis. Jacques évoquait avec respect le travail d’écriture de son frère André — ce frère dont, de son propre aveu, il demeura toujours très proche. Docteur un cheval vous attend connut un succès important, en son temps ; l’ouvrage est d’ailleurs réédité (Ed. Aubéron) et, à ma connaissance, on en est à la neuvième édition.
D’André, j’apprécie particulièrement les deux ouvrages Le temps des joies secrètes et Les rives de la Garonne. En effet, je ne suis pas originaire du Sud-Ouest et pourtant les émotions que fait naître André D. me touchent : c’est aussi, en quelque sorte, de mon enfance au Bousquet d’Orb qu’il est question ici, dans ces deux livres de souvenirs.
C’est le propre des écrivains de qualité, sans aucun doute, que de rendre universelle une expérience individuelle. Ce que réussit merveilleusement André Dufilho.
Ravi de lire ce beau texte sur Jacques Dufilho. Il était, avec Maurice Baquet et Léo Campion, un des personnages qui me fascinaient quand j’étais enfant. Peut-être parce qu’ils étaient, chacun à sa façon,« d’ailleurs ».
Je signale un film étonnant et peu connu de Jean-Louis Trintignant, « Une journée bien remplie», dans lequel un boulanger, interprété par Jacques Dufilho, parcours les routes du Gard accompagné de sa vieille mère dans un side-car pour assassiner les jurés qui ont condamné son fils.
Merci à toi, Bernard, pour l’évocation de ce film en effet très peu connu.
Peut-être, finalement, qu’il existe davantage d’esprits déverrouillés que je ne le pense. Car un Libre Penseur de ton acabit qui trouve beau un texte sur un esprit aussi « religieux » que Jacques Dufilho, cela m’épate, j’avoue !
Léo Campion, quant à lui, réussit ce tour de force d’être à la fois Franc-Maçon, anarchiste et… pataphysicien. Un sacré phénomène, ce Léo. Sur ses deux premières attaches (dont l’union n’est pas évidente), voir son livre Le drapeau noir, l’équerre et le compas.
Pour en revenir à Jacques Dufilho, je signale que le film Milady, adapté de la nouvelle de Morand (j’en conseille vivement la lecture), peut être visionné gratuitement, découpé en deux parties, sur Dailymotion. Dufilho y est remarquable, ainsi que le souligne Philippe Rège (ce dernier contibua à la rédaction du très beau livre de souvenirs du comédien, Les sirènes du bateau-loup).
Enfin, désormais disponible en entier sur You Tube, un court métrage sur J.D. en forme de portrait : Le Seigneur et le Lutin.
Jacques Dufilho. Oui. Bien. Un grand acteur, surtout.
Un type que n’aurait pas désavoué Dufilho et que j’apprécie : Gustave Thibon.
Un vieil homme (on ne peut que le « voir » vieux, sans doute à cause de sa sagesse) très attachant que Gustave Thibon. Philosophe-paysan, comme Dufilho était comédien-paysan. Il se définissait comme un anarchiste conservateur et parlait très bien de la présence-absence de Dieu. Il appréciait plus particulièrement Marc-Aurèle et s’était senti flatté (on le comprend) d’avoir été traité de « philosophe bovin » par BHL. Il possédait un esprit rieur (ce qui le rapprochait aussi de Dufilho) et racontait merveilleusement cette histoire de l’Abbé Mugnier :
Une femme du monde dont il était le confesseur lui demande un jour :
— Je suis passé devant un miroir et je me suis trouvé jolie, est-ce un péché ?
— Non Madame, lui répondit l’Abbé, c’est une erreur… »
Autre répartie savoureuse, celle là de Thibon lui-même :
Un jour Simone de Beauvoir déclara :
— J’ai ai perdu la foi lorsque me suis aperçue que Dieu ne faisait pas le poids.
Et Thibon de répondre :
— Dieu n’est pas dans l’ordre de la pesanteur.
Indéniablement, les trois H que l’on attribue à Dufilho (humour, humanité, humilité) conviendraient aussi parfaitement à Gustave Thibon.
A propos du Gascon (Thibon, lui, est Ardèchois) Bernard C. m’écrit ceci — il ne m’en voudra pas de le citer, j’en suis sûr :
» Je ne sais pas si on peut associer un esprit « religieux » à Jacques Dufilho. Je le classe dans la catégorie des « chrétiens frénétiques » (classification personnelle à priori), comme Delteilh, plus attachés à leur foi qu’au dogme religieux. L’un est devenu comédien-paysan, l’autre écrivain-paysan, pour fuir un peu la société. »
Pour rester sur ce point précis, j’ai été surpris, lisant les écrivains catholiques (Green dans son Journal, Mauriac dans Ce que je crois) ou l’étude de Beguin pour ce qui concerne Bernanos (le « Par lui-même » du Seuil), que c’est l’angoisse de la mort qui les a faits croyants. Or, justement, dans son autobiographie Les sirènes du bateau-loup, Dufilho dit explicitement qu’il ne croit pas à la résurrection des corps (chap. 12). En revanche, sa foi est d’une grande puissance, comme sa croyance aux effets de la prière. Ceci semble donner raison à Bernard C.